Nina n’avait jamais beaucoup aimé les hôpitaux. Ce n’était pas tout-à-fait exact, puisqu’en fait elle n’en avait quasiment jamais connu avant son arrivée en Amérique (en dehors des cas d’urgence, les Kalderaš accordaient plus de crédit aux rebouteux des campagnes qu’aux cliniques d’État), mais son premier contact ne lui avait pas donné l’image la plus réjouissante qui soit. On l’y avait regardé souffrir, tousser, suer toute l’eau de son petit corps de méditerranéenne – n’était sa confiance aveugle en les paroles rassurantes de son frère, elle aurait hurlé pour qu’on la laisse sortir. Elle n’en avait pas eu besoin cependant, puisque Mircea l’avait renvoyé de lui-même se rétablir auprès de leur mère dès qu’il eut identifié le traitement adéquat. Car ce n’était un lieu où on guérissait, contrairement à ce qu’on lui vantait parfois : on y cherchait certes des réponses aux maux, mais la vie ne reprenait qu’une fois dehors. Parfois même on y mourait, comme leur pauvre mère, quand la science se faisait impuissante.

Elle n’avait jamais beaucoup aimé les hôpitaux, mais elle leur reconnaissait une utilité publique indéniable. Ce qu’accomplissaient en ce moment-même son frère, Anja Miller et les autres dépassait son entendement : ils affrontaient de front les pires horreurs, dans l’espoir trop souvent déçu d’en soulager une partie seulement. Comment ne pas vouloir les aider, soulager leur charge de travail pour qu’ils se consacrent corps et âme aux cas les plus désespérés ? Depuis que les seules danses rémunérées faisaient la part belle aux filles de petite vertu, elle n’avait plus rien à faire de ses journées ni de ses nuits. Les rues grouillaient de misère et ses deux mains pendaient vides le long de son corps. Elle aurait bien voulu leur servir d’infirmière de fortune, mais non seulement elle n’avait aucune formation analogue mais en plus la seule vue d’une plaie infectée la révulsait. Alors, en désespoir de cause, elle avait proposé ses services d’aide-ménagère : l’hygiène restait bien la seule arme à sa portée dans la lutte pour leur survie commune.

Voilà comment elle s’était retrouvée, trois à quatre fois par semaine, à se mettre un fichu sur la tête pour passer la serpillère dans les couloirs à peine éclairés de l’ancien institut psychiatrique de Casinopolis. L’eau était rationnée, et d’assez mauvaise qualité en règle générale, mais avec un peu d’effort ils étaient parvenu à y diluer assez de désinfectant pour y juguler la prolifération microbienne. On ne lui en demandait pas tellement plus, mais elle mettait dans cette tâche une telle ardeur qu’elle en ressortait souvent fourbue, mais heureuse du travail accompli. Parfois, comme ce jour-là, un bruit de pas interrompait sa danse énergique contre la crasse du carrelage, et elle levait la tête pour prévenir d’un accent chantant :

« Attention, ça glisse. »

Puis elle adressait un sourire amical, se rangeant sur le côté pour laisser la place au patient ou au personnel médical. Ce jour-là, cependant, le passant s’attarda plus longtemps que d’habitude.

- C’est une marque laissée par un poignard que je vois là?
- Euh oui….
- Encore?
- Ce n’est pas arrivé tant de fois que ça
- La sixième fois depuis le début du mois, sans parler de toutes les bleus que vous avez récoltés et tous tes os sont sur le point de se briser en mille morceaux.
- Je récupérais
- Il y a une différence entre juste avoir la malchance et agir comme un masochiste
- Je ne suis pas masochiste.
- Vos visites de plus en plus fréquentes disent le contraire.
- Hum…
- Vous allez vous tuer.
- Non, je sais ce que je fais. Est-ce que vous avez fini de m’occuper de moi?
- Oui, mais je vous conseille d’éviter quoi ce soit vous vous faites

Francis grogna un peu, il n’était pas d’humeur à se faire sermonner. La douleur dans son corps était palpable et en plus il n’avait pas de médicament à lui donner. Les fournitures médicales étaient en manque depuis l’explosion. Il était mieux pour lui de trouver une de ses paires capables de régénérer son corps d’une façon ou d’une autre. Il pensait aussi qu’il prenait probablement trop de médicaments à une population qui est quand même dans le besoin.

Son pouvoir est un peu déstabilisé parce qu’il est un peu amoché. Soudainement où il passe sur le sol mouillé, notre homme transforme l’eau en fine couche de glace. Il glisse donc magistralement et finit par tomber vers le sol.

- AAAAH!

Il s'écrase au sol. Il finit par se relever et essaie de tenir son équilibre sur la petite flaque de glace qu’il a fait. Il finit par la casser avec ses pieds. Il est plutôt embarrassé.

- Euh désolé, je suis un cryokinétique ce genre de chose m’arrive tous le temps… je peux vous aider avec votre travail si vous voulez.

Il regarda un peu la femme devant lui. Il est assez surpris de voir une concierge aussi sexy que ça, mais en même temps, il peut la reconnaître. Par réflexe, il décante un peu la tête, c’est le genre de chose qu’il fait quand une jolie fille est proche. Il prend une petite inspiration. Au moins avec la glace qui fond et l’eau qui se repend celle-ci aura moins de choses à astiquer.

- Je vous connais, non? Vous étiez à l’Olympus… Vous, vous travailler ici maintenant? C’est une bonne chose, ils en ont bien besoins.

On dirait que tous ses tics sociaux refont surface. Il doit vraiment avoir l’air ridicule. Elle était trop belle pour lui avant l’explosion et disons qu’un ancien asile d’aliénés ne donne pas vraiment les meilleures circonstances.

- Je veux dire que je vous connais parce que je travaillais à la sécurité, je travaille toujours au casino en fait.

Il s’approche de la serpillière, peut-être il réussira à se mettre au travail. Ça sera sa B.A du jour.

À peine avait-elle donné son avertissement que tout se joua en quelques secondes : l’homme baissa les yeux, trop tard, sur la surface humide à ses pieds – celle-ci scintillait déjà de façon inhabituelle. Un premier pied commença à patiner maladroitement, bientôt suivi de l’autre, ce qui donnait lieu à un spectacle plutôt cocasse qui arracha presque un gloussement moqueur à la femme de ménage improvisée, jusqu’à ce que la course finisse en grand fracas sur le sol. Aussitôt elle arrêta sa respiration pour s’empêcher de rire – ce n’était pas drôle ! il s’était peut-être fait très mal ! – et se précipita vers lui pour l’aider à se relever. Heureusement ce ne fut pas nécessaire, puisqu’il parvint à se redresser de lui-même, suivi d’un mot d’excuse qu’elle ne saisit pas vraiment.

« Cricri, qui… », ânonna-t-elle piteusement, avant de laisser tomber. Les mots savants n’avaient jamais été son fort, quelle que soit la langue.

Il changeait de toute façon déjà de son sujet, proposant une aide qu’elle déclina poliment d’un geste vague, selon quoi il ne devait pas s’en faire pour elle. Il avait l’air de bien se remettre de sa chute, au moins, et cela seul constituait déjà un certain soulagement pour la jeune Roumaine. Elle s’était proposée à ce travail pour aider, pas pour engorger encore un peu plus les urgences… et lui qui restait planté là, à la regarder bêtement sans avoir l’air de vouloir partir. Elle l’interrogea du regard, perplexe, quand il se décida enfin à révéler ce qui le tracassait. Le visage de l’aide-ménagère s’illumina aussitôt à l’évocation de cet ancien haut lieu de la culture casinopolitaine.

« Oh, oui : l’Olympus Theater… c’était une très très belle scène. J’aimais beaucoup, vraiment beaucoup, mais bon les gens ont plus trop la tête à me regarder danser, avec tout ce qui se passe je veux dire. Alors j’aide comme je peux. »

Elle brandit son balai dans un vilain « splotch », quand le jeune homme la prit par surprise en révélant son secteur d’activité. La sécurité ? étrange, il avait l’air un peu gringalet pour cela. Le fait qu’il continuait à travailler pour l’Olympus lui fit par contre carrément froncer les sourcils : elle avait cru comprendre que la plupart des employés encore en activité s’étaient définitivement installés dans le Strip, pour continuer à faire tourner les machines à sous sans craindre les raids de la « racaille » de Twilight Suburb. Prenant un air espiègle, elle décida d’utiliser l’humour pour régler la question :

« Je savais Mrs Wagner dure en affaire, admit-elle, coquette, en faisant passer son outil de travail dans son dos pour éviter qu’on le lui confisque. Désignant de sa main libre un bandage qui dépassait des vêtements du jeune homme, elle poursuivit sur sa lancée : mais je ne l’imaginais pas si pingre en couverture-maladie. C’est elle qui vous envoie vous faire soigner chez les pauvres ? »

- Euh oui, Cryokinétique… La manipulation de la glace… Ce genre de chose n’arrête pas de m’arriver.

Francis était clairement nerveux, beaucoup de ceux avec des pouvoirs ne parleraient pas aussi publiquement de leur pouvoir en public. Toutefois, après l’incident il ne pouvait pas vraiment montrer sa vraie nature devant tout le monde facilement. Il tapa un peu du pied sur le sol pour faire passer la nervosité. Il se rend compte qu’il vient d’engager la conversation avec une parfaite inconnue. Autant dire la fébrilité entre dans son esprit. Il ne peut pas s’empêcher de se gratter derrière la nuque même si ça ne lui pique pas.

- Peut-être que si je trouve l’occasion, je pourrais peut-être vous y ramener, n’espérez rien, mais vous dansiez très bien.

Il sourit gentiment, il se dit que cette femme est tellement belle qu’elle doit probablement avoir son petit copain déjà. Il ne devrait probablement pas essayer de la courtiser comme ça. Il sent qu’il s’est mis la main dans un piège, autant que possible il essaie de s’en défaire. Qui sait peut-être, il sera capable de faire une sorte de gain malgré lui. Au moins peut-être qu’il pourrait amener que les choses finit du bon pied. On n’a jamais trop d’ami.

- Heu en fait j’étais à la caméra de sécurité avant que tout explose….Mais disons que j’ai été transféré… eux je fais surtout… Heu n’importe quoi c’est temps si.

Il réfléchit un peu, il semble devenir un peu moins nerveux qu’avant, mais il a quand même son inconfort est quand même assez visible.

-Je m’appelle Francis… Francis Reyes… Et vous?

Il offrit sa main à serrer devant elle. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi notre type n’a pas eu beaucoup de petite amie jusqu’ici. Il rebaisse un peu la tête, ne pas avoir regardé son expression faciale l’aide à ne pas être nerveux.

- Eux disons que les compagnies d’assurance offre plus vraiment de services et avec tout ce qui se passe c’est difficile de ne pas finir à l’hôpital au moins une fois….. En fait, j’exaspère un peu mon médecin ces temps si. La ville est juste remplie de danger. J’espère que les choses ne sont pas trop dangereuses à l’hôpital au moins.

Bien sûr Francis n’a pas des sentiments très développés envers Ninal, c’est juste une question qu’il pouvait que se sentir attirer devant une telle beauté.

- Je préfère ne pas devoir quoi que ce soit à Wagner? C’est le genre de chose qui finit par vous morde dans le cul un de ses jours. S’il m’entendait dire ça, je suis sûr qu’il me le ferait regretter.

Il ria un peu, tout en grattant un peu sa tête en essayant toujours d’exorciser sa nervosité qui semble être pratiquement être sorti de son corps. Au moins, il se dit que la prochaine fois qu’il allait la voir, il allait probablement être moins nerveux devant elle et avoir une attitude plus détendue et posée qui lui permettrait d’avoir une conversation plus normale avec elle. Au moins, le stress lui faisait oublier ses petits bobos qu’il avait récoltés sur son corps.

Ah, la glace… oui bien sûr, la glace : elle aurait dû y penser. Enfin pas vraiment, parce qu’Alex ne le lui avait pas encore fait, le coup du vol plané sur le carrelage givré ! Ou alors il s’en était bien caché, son gros nounours fier et orgueilleux. Rien qu’à penser à lui, la jeune femme en avait les yeux brillants : les dons cri-machin-tiques restaient dans son esprit associés aux frissons que lui avait arraché le souffle froid du Russe contre sa nuque. Les pitreries du jeune hispanique tenaient difficilement la comparaison, à côté. Pire : si les rôles avaient été inversés et que c’était Alexei Verevkine qui avait perdu l’équilibre sous son nez, les yeux de l’amour lui auraient fait voir cet incident comme « adorable d’étourderie » – signe de plus, si besoin était, que leur histoire avait un sens au-delà de la première étreinte.

« Merci, vous êtes trop gentil ! s’exclama-t-elle en rougissant légèrement, quand un compliment et un léger sourire la ramenèrent sur terre. Mais vous donnez pas tant de mal, je suis plus très sûre d’avoir envie de danser pour ces gens-là. C’est ici qu’on a besoin de mes talents. Que ferait ce pauvre balai sans un bon partenaire à guider ? »

Elle pensait au ménage, bien sûr, mais à peine fallait-il qu’elle le dise qu’une inspiration soudaine l’emporta : elle chantonna, sous forme de « nananana nana nana, nananana nana nana », un petit rythme entraînant tiré de la Belle au bois dormant. Prenant appuis sur le manche, elle improvisa ensuite quelques pointes sans prétention, tournoyant avec grâce autour de son nouveau « prince charmant » de la propreté.

« Tutututu tutu tutu, continuait-elle en sourdine, tutututu tutu tutu, doudoudoudoum… Euh, je crois que je vais m’arrêter là, après ça devient trop technique pour mes pauvres coutures. (Elle grimaça un sourire d’excuse en désignant son bluejean, puis éclata d’un rire clair au moment de lui prendre la main en singeant le salut révérencieux des danseuses étoiles.) Nina Kalderaš, pour vous servir. »

Son humeur joyeuse, cependant, s’éteignit quand il commença à parler des dangers qui peuplaient la ville depuis l’explosion. Elle hocha gravement la tête, bien que cela n’expliquait toujours pas pourquoi il se faisait soigner ici quand le Strip devait avoir ses propres installations, bien mieux équipées que cet hôpital de fortune. Enfin soit, soit… un détail l’interpelait bien plus que cette question, si bien que la réaction sortit toute seule :

« Attendez, on parle bien de la même personne ? s’inquiéta-t-elle. Azura Wagner, la directrice de l’Olympus ? (Croyant soudain comprendre quelque chose, elle se mit une main devant la bouche, scandalisée.) Oh mon dieu, ne me dites pas que cette horrible explosion l’a fait changer de sexe ! »